CHAPITRE IX
Il devait être environ six heures au moment où je vis Luttrell longer le sentier, armé d’une carabine de petit calibre. Il tenait à la main deux ramiers qu’il venait de tuer. Il sursauta lorsque je l’appelai et parut surpris de notre présence en ces lieux.
— Oh ! Que faites-vous donc là ? Cette vieille serre délabrée n’est pas très sûre, vous savez. Elle risque de s’écrouler d’un moment à l’autre. Et, en tout cas, vous allez vous salir, Elizabeth.
— Mais non, répondit la jeune femme. Le capitaine Hastings a galamment sacrifié son mouchoir pour protéger ma robe.
— Vraiment ? murmura le colonel. Eh bien, dans ce cas, tout est parfait.
Nous nous levâmes et nous approchâmes de lui. Il paraissait absorbé et distrait.
— Je suis allé tuer ces deux maudits ramiers, reprit-il. Vous ne sauriez croire tous les dégâts qu’ils font.
— J’ai cru comprendre vous êtes excellent tireur, dis-je.
— Qui vous a raconté ça ? Probablement Boyd Carrington. Je l’étais autrefois, oui. Mais je suis un peu rouillé maintenant. C’est l’âge.
— La vue, sans doute, suggérai-je.
— Pas du tout. Ma vue est aussi bonne qu’elle l’a jamais été. Bien sûr, je suis obligé de porter des lunettes pour lire ; mais la vision de loin est parfaite.
Il se tut pendant quelques secondes pour répéter ensuite :
— Oui, parfaite… Bah ! peu importe, d’ailleurs.
Sa phrase se termina en un murmure indistinct.
— Quelle belle soirée, dit Miss Cole en parcourant des yeux le paysage qui nous entourait.
Le soleil descendait lentement à l’ouest dans un embrasement d’or et de pourpre qui faisait ressortir le vert foncé des feuilles. C’était une de ces soirées tranquilles et calmes, très anglaises, telle qu’on aime à se les rappeler lorsqu’on est exilé dans quelque lointaine contrée tropicale. C’est ce que j’essayai maladroitement d’exprimer.
— Oui, vous avez raison, approuva énergiquement le colonel. J’ai souvent songé à des soirées comme celle-ci, autrefois, lorsque j’étais aux Indes. Et j’aurais déjà voulu être à la retraite, pour pouvoir enfin me fixer…
J’acquiesçai d’un signe de tête, et il poursuivit d’une voix altérée :
— Oui, se fixer… rentrer chez soi… Mais quand vient le moment, rien n’est jamais comme on se l’était imaginé…
Je me dis que ce devait être particulièrement vrai dans son cas. Il n’avait pas dû prévoir qu’un jour il deviendrait une sorte d’hôtelier, flanqué d’une femme acariâtre toujours en train de le brimer et de le rembarrer.
Nous reprîmes lentement le chemin de la maison. Nous y trouvâmes Norton et Boyd Carrington assis sous la véranda. Le colonel et moi allâmes les rejoindre, tandis que Miss Cole pénétrait à l’intérieur.
Nous bavardâmes pendant quelques instants. Luttrell semblait s’être déridé, et il nous gratifia même d’une ou deux plaisanteries. Je ne l’avais jamais vu aussi gai.
— Il a fait rudement chaud, aujourd’hui, fit remarquer Norton. Je meurs de soif, moi.
— Eh bien, je vous offre un verre, mes amis, dit le colonel.
Nous le remerciâmes, et il se leva pour passer dans la salle à manger. Nous étions assis juste en face de la porte-fenêtre, et nous l’entendîmes ouvrir le buffet pour y prendre une bouteille. Un instant plus tard, nous perçûmes le bruit sec du bouchon.
Et soudain, retentit la voix aiguë de Mrs. Luttrell :
— Que fais-tu, George ?
La réponse du colonel ne fut qu’un murmure dont nous ne pûmes saisir que quelques mots : les amis… boire un verre ensemble…
À nouveau, la voix de sa femme, irritée et chargée d’indignation.
— Tu ne feras rien de tel, George ! Crois-tu que nous arriverons à nous en tirer, si tu te mets à offrir à boire à tout le monde ? Les consommations qui sont servies ici doivent être payées. Moi, j’ai la tête sur les épaules. Si je ne m’occupais pas de tout, nous irions à la faillite. Il faut que je te surveille comme un enfant. C’est assommant, à la fin. Tu n’as pas le moindre bon sens. Donne-moi cette bouteille !… Donne-la moi, je te dis !
Le colonel se hasarda à élever une vague protestation, d’une voix sourde et presque inaudible, mais sa femme lui coupa sèchement la parole.
— Je m’en moque. La bouteille va regagner le buffet.
Nous perçûmes ensuite le grincement d’une clef qui tournait dans la serrure.
— Voilà qui est fait.
Cette fois, la voix du colonel nous parvint plus clairement.
— Tu vas trop loin, Daisy. Et je ne le supporterai pas.
— Toi, tu ne le supporteras pas ? Et qui es-tu pour me donner des ordres ? Je voudrais bien le savoir. Qui dirige cette maison ? Moi. Et je ne te conseille pas de l’oublier.
Il s’écoula quelques instants avant que Luttrell ne reparût sur la terrasse. Il paraissait avoir soudain vieilli, et je le plaignais sincèrement.
— Absolument navré, mes amis, dit-il d’un ton forcé, mais il semble que nous soyons à court de whisky.
Il devait pourtant se rendre compte que nous n’avions pas pu nous empêcher de percevoir les échos de la scène qui venait d’avoir lieu. Dans le cas contraire, notre attitude ne l’aurait pas abusé, car nous étions horriblement gênés. Norton fit même preuve de maladresse en s’empressant de déclarer qu’il ne voulait vraiment rien boire avant le dîner. Puis changeant de sujet, il se mit à faire des remarques plus ou moins décousues. Je me sentais moi-même un peu paralysé, et Boyd Carrington – qui était le seul d’entre nous capable de sauver la situation – ne sut pas saisir l’occasion.
Du coin de l’œil, je vis Mrs Luttrell descendre à grands pas une des allées du jardin, munie de gants de caoutchouc et d’un sarcloir. C’était, de toute évidence, une femme fort compétente et qui savait ce qu’elle voulait. Mais j’avoue qu’à ce moment-là, je ressentais une certaine rancune envers elle. Car j’estime qu’aucun être humain n’a le droit d’en humilier un autre.
Norton continuait à parler. Il avait ramassé un des ramiers à l’endroit où Luttrell les avait posés, et il avait entrepris de nous expliquer comment, alors qu’il était encore au lycée, on s’était affreusement moqué de lui parce qu’il avait eu la nausée à la vue d’un lapin qu’on venait d’écorcher. Il continua en nous racontant la longue et insipide histoire d’une partie de chasse en Écosse, au cours de laquelle un rabatteur avait été tué accidentellement. Nous parlâmes ensuite de divers accidents du même genre. Finalement, Boyd Carrington s’éclaircit la voix et dit :
— Il est arrivé une fois une chose assez curieuse à un de mes ordonnances, qui était allé passer une permission en Irlande. À son retour, je lui demandai si tout avait bien marché. « Sûr, Votre Excellence ; ce sont les plus belles vacances que j’aie jamais eues. » – « J’en suis ravi, lui répondis-je, un peu surpris de son enthousiasme. » – « Des vacances sensationnelles, renchérit-il ; j’ai tué mon frère. » – « Hein ! Tu as tué ton frère ? » – « Mais oui, Votre Excellence. Il y avait des années que je voulais le faire. Et cette fois, j’ai réussi. Alors que je me trouvais sur un toit, à Dublin, qui est-ce que je vois passer, en bas, dans la rue ? Mon frangin en personne. Et j’avais mon fusil à la main. Vous parlez d’une occase ! Bien que ce soit moi qui le dise, Votre Excellence, vous pouvez me croire : ç’a été un joli coup. Je l’ai descendu comme un lapin. Un moment extra, que je n’oublierai jamais. »
Boyd Carrington savait raconter une histoire, et nous nous mîmes à rire de bon cœur. Quand il se fut éloigné en annonçant qu’il voulait aller faire un peu d’exercice avant le dîner, Norton exprima nos sentiments à tous en déclarant d’un ton enthousiaste :
— C’est vraiment un type formidable !
J’abondai dans son sens.
— C’est vrai, dit Luttrell à son tour. Un brave garçon.
— Et je crois qu’il a fort bien réussi partout où il est passé, reprit Norton. Tout ce qu’il entreprend est couronné de succès. Il a la tête sur les épaules, et c’est essentiellement un homme d’action.
— Certains individus sont ainsi, dit Luttrell. Tout ce qu’ils touchent réussit. On dirait qu’ils ne peuvent commettre la moindre erreur… Oui, certaines personnes ont toutes les chances.
Norton secoua la tête à deux ou trois reprises.
— Non, non, ce n’est pas une question de chance. » Notre destin, cher Brutus, n’est point dans les étoiles, mais en nous-mêmes.[11] »
— Peut-être avez-vous raison, soupira le colonel.
— En tout cas, dis-je, il a de la chance d’avoir hérité le domaine de son oncle. Une propriété splendide. Mais il devrait se remarier. Il se sentira bien seul, dans cette immense maison.
Norton se mit à rire.
— Se marier et se ranger ? Et si sa femme le mène par le bout du nez ?
C’était le genre de remarque que n’importe qui aurait pu faire ; mais, étant donné les circonstances, elle était plutôt déplacée, et Norton s’en rendit compte dès que les mots eurent franchi ses lèvres. Il essaya de les rattraper, hésita, bégaya et, finalement, se tut d’un air gêné, ce qui ne fit qu’aggraver les choses.
Je tentai de sauver la situation en émettant une remarque banale et passablement stupide sur la lumière rougeoyante du soleil couchant, et Norton bredouilla qu’il aimerait bien faire une partie de bridge après le dîner.
Cependant, le colonel n’avait prêté aucune attention à nos remarques.
— Cela n’arrivera pas à Boyd Carrington, dit-il d’une voix atone. Ce n’est pas le genre de type à se laisser dominer par une femme. C’est un homme, lui !
C’était plutôt gênant. Norton se remit à parler du bridge. Au même instant, un gros ramier passa au-dessus de nos têtes et alla se poser sur un arbre, à une certaine distance.
Le colonel prit sa carabine.
— Encore une de ces sales bêtes !
Mais avant qu’il pût viser, le pigeon avait repris son vol pour aller se réfugier plus loin, en un endroit où il était impossible de l’atteindre. C’est alors que l’attention de Luttrell fut attirée par quelque chose qui bougeait sur la pente, à l’autre extrémité de la pelouse.
— Bon Dieu ! grommela-t-il. Je crois qu’il y a encore un lapin en train de grignoter l’écorce d’un de mes jeunes arbres fruitiers. Je les ai pourtant entourés d’un grillage.
Il épaula sa carabine, visa rapidement et pressa la détente.
Un cri de femme retentit, aigu, strident, pour finir en une sorte de plainte.
La carabine échappa aux doigts de Luttrell, et son corps sembla s’affaisser.
— Mon Dieu, C’est Daisy…
Déjà, je traversais la pelouse en courant, suivi de Norton. L’instant d’après, nous étions près de Mrs. Luttrell. Au moment du coup de feu, elle était agenouillée, occupée à attacher un petit arbre fruitier à un tuteur. L’herbe était assez haute, et je me rendis compte que le colonel, dans la lumière atténuée du soleil couchant, n’avait dû déceler qu’un vague mouvement sans pouvoir distinguer sa femme.
Mrs. Luttrell avait été atteinte à l’épaule. Je me baissai pour examiner la blessure, puis levai les yeux vers Norton. Il était appuyé contre un arbre, et son visage était blême, comme s’il était sur le point de s’évanouir.
— Je ne peux pas supporter la vue du sang, murmura-t-il.
— Allez chercher Franklin ! ordonnai-je d’un ton plutôt sec. Ou l’infirmière.
Il partit en courant.
Ce fut Miss Craven qui apparut la première sur les lieux. Elle entreprit immédiatement d’arrêter l’hémorragie. Franklin ne tarda pas à faire son apparition à son tour. À eux deux, ils transportèrent la blessée jusqu’à la maison et la montèrent dans sa chambre. Le docteur désinfecta et pansa la blessure, puis alla appeler le médecin habituel de Mrs. Luttrell. Je le rencontrai dans le hall au moment où il raccrochait le téléphone.
— Est-ce grave ? demandai-je.
— Non. Elle s’en tirera sans trop de mal. Aucun organe vital n’a été atteint. Comment est-ce arrivé ?
Je lui fis un récit succinct de l’accident.
— Hum ! je comprends, dit-il. Où est Luttrell en ce moment ? Il doit être anéanti, j’imagine. Il a certainement autant besoin de soins que sa femme. Son cœur n’est pas très solide.
Nous trouvâmes le colonel dans le fumoir. Il était livide, avec des lèvres violacées, et il paraissait complètement hébété.
— Comment… va-t-elle ? bredouilla-t-il.
Le médecin se hâta de le rassurer.
— Ça ira. Ne vous inquiétez pas.
— J’ai cru… que c’était… un lapin. Je ne sais pas comment j’ai pu… commettre une telle erreur. Je devais avoir le soleil dans les yeux, et…
— Ce sont des choses qui arrivent, dit sèchement le docteur. J’ai déjà été témoin de deux ou trois cas du même genre. Écoutez, je vais vous donner un remontant : vous n’avez pas l’air très en forme.
— Je vais très bien. Puis-je… aller la voir ?
— Pas tout de suite. Le docteur Oliver sera là d’un instant à l’autre, et je suis sûr qu’il vous dira la même chose.
Je laissai les deux hommes ensemble et je sortis dans le jardin. Judith et Allerton remontaient l’allée dans ma direction. L’homme penchait la tête vers celle de ma fille, et tous deux riaient. Venant après le fâcheux accident de Mrs. Luttrell, leur attitude m’irrita plus que de raison. J’appelai Judith d’un ton sec. Elle leva les yeux, surprise, et s’avança vers moi. Je lui racontai en quelques mots ce qui venait de se produire.
— Comme c’est bizarre ! dit-elle.
Ce fut son seul commentaire, et j’eus l’impression qu’elle n’était pas aussi troublée qu’elle aurait dû l’être. Quant à la réaction d’Allerton, elle fut littéralement révoltante. Il semblait considérer cet accident comme une bonne plaisanterie.
— Cette sorcière n’a pas volé ce qu’il lui arrive, je suppose que le vieux l’a fait exprès.
— Certainement pas ! m’écriai-je. C’est un accident.
— Je connais ce genre d’accidents. Ils sont diablement commodes, dans certains cas. Ma parole, si le père Luttrell a agi délibérément, je lui tire mon chapeau.
— Il ne s’agit de rien de tel ! déclarai-je d’un ton irrité.
— N’en soyez pas trop sûr. J’ai connu deux hommes qui avaient tué leur femme. L’un nettoyait son revolver. L’autre a fait feu à bout portant, en manière de « plaisanterie ». Il ne savait pas, a-t-il affirmé pour sa défense, que l’arme était chargée. Tous les deux s’en sont tirés. Une fameuse délivrance, non ?
— Le colonel Luttrell, répliquai-je d’un ton glacial, n’appartient pas à ce genre d’hommes.
— Vous devez pourtant reconnaître que ce serait pour lui un sacré soulagement. Ils ne se seraient pas querellés, par hasard ?
Je tournai les talons, ce qui me permit de cacher un certain trouble qui commençait à s’emparer de moi. Allerton avait-il entrevu la vérité ? Pour la première fois un doute s’insinuait dans mon esprit. Et ma rencontre avec Boyd Carrington n’allait pas arranger les choses. Il revenait de sa promenade et, lorsque je l’eus mis au courant de ce qui s’était passé, il me demanda immédiatement :
— Vous ne croyez pas qu’il ait voulu la tuer, n’est-ce pas ?
— Je vous en prie ! m’écriai-je.
— Excusez-moi. Je n’aurais pas dû dire ça. Mais, sur le moment, je me suis demandé… Rappelez-vous qu’elle l’avait un peu provoqué.
Nous gardâmes le silence pendant un moment en nous remémorant la scène dont nous avions perçu les échos. Puis, de plus en plus ennuyé et soucieux, je regagnai la maison et allai frapper à la porte de Poirot.
Il avait déjà appris par Curtiss ce qu’il s’était passé, mais il attendait d’autres détails avec une certaine impatience. Depuis mon arrivée à Styles, j’avais pris l’habitude de lui faire part de mes conversations avec les uns et les autres. J’avais l’impression que le pauvre vieux se sentait ainsi moins isolé. Cela lui donnait l’illusion de prendre part à la vie quotidienne de notre petite communauté. J’ai toujours eu une excellente mémoire, et je n’éprouvais aucune difficulté à lui rapporter textuellement les remarques que je pouvais entendre.
Il m’écouta avec la plus grande attention. J’espérais qu’il serait à même d’écarter définitivement l’affreuse hypothèse qui s’était glissée dans mon esprit. Mais il n’avait pas encore eu le temps de me donner son avis lorsqu’on frappa discrètement à la porte.
C’était Miss Craven. Elle s’excusa de nous déranger.
— Je croyais que le docteur était ici, expliqua-t-elle. Mrs. Luttrell a repris connaissance, et elle s’inquiète de son mari. Elle voudrait le voir. Savez-vous où il se trouve, capitaine Hastings ? Moi, je ne peux pas m’éloigner de ma malade.
Je me proposai pour aller à la recherche du colonel. Poirot m’approuva d’un signe, et l’infirmière me remercia chaleureusement.
Je trouvai Luttrell dans une petite salle à manger que l’on utilisait rarement. Il était debout près de la fenêtre, les yeux fixés sur le jardin. Il se retourna vivement à mon entrée et posa sur moi un regard interrogateur. La frayeur se lisait dans ses yeux.
— Votre femme a repris connaissance, lui annonçai-je, et elle vous réclame.
Un peu de couleur monta à ses joues, et je me rendis compte alors que je ne lui avais jamais vu un teint aussi blafard.
— Elle me… réclame ? bredouilla-t-il. Je… je viens… tout de suite.
Il se dirigea vers la porte d’un pas un peu traînant, et il chancelait tellement que je crus bon de le soutenir. Il s’appuya lourdement à mon bras, et nous gravîmes l’escalier ensemble. Il respirait avec quelque difficulté, et je compris que le choc prévu par le docteur Franklin avait été assez dur.
Dès que j’eus frappé à la porte de la chambre de Mrs. Luttrell, la voix claire de Miss Craven se fit entendre.
— Entrez.
Nous pénétrâmes dans la pièce et contournâmes le paravent qui masquait une partie du lit. Mrs. Luttrell était très pâle et avait les yeux fermés. Elle les ouvrit en nous entendant approcher et murmura d’une voix haletante :
— George… George…
— Daisy, ma chère…
L’un des bras de Mrs. Luttrell était bandé et immobilisé. De l’autre, elle adressa un léger signe à son mari. Il s’avança d’un pas et prit la main de sa femme dans la sienne.
— Daisy… répéta-t-il.
Je tournai la tête vers lui. En voyant l’anxiété et l’éclair de tendresse qui passait dans ses yeux humides de larmes, j’eus honte de nos suppositions. Je me glissai sans bruit hors de la chambre, infiniment soulagé.
Je longeais le couloir lorsque le bruit du gong me fit tressaillir. J’avais complètement oublié l’heure. Cet accident avait bouleversé tout le monde, mais la cuisinière avait poursuivi son travail, et le dîner allait être servi à l’heure habituelle.
La plupart d’entre nous ne s’étaient pas changés, et le colonel n’apparut pas. Par contre, Mrs. Franklin, très belle dans une robe du soir rose pâle, était, pour une fois, descendue à la salle à manger. Elle paraissait en parfaite santé et d’excellente humeur. Mais son mari, lui, avait l’air absorbé et soucieux.
Après le dîner, je fus à nouveau contrarié de voir Allerton et Judith disparaître ensemble dans le jardin. Je restai un instant assis à écouter Franklin et Norton qui discutaient de maladies tropicales. Norton était un auditeur sympathique et intéressé, même lorsqu’il ne connaissait que peu de chose sur le sujet de la conversation.
À l’autre bout de la pièce, Mrs. Franklin bavardait avec Boyd Carrington. Ce dernier montrait à la jeune femme des dessins de rideaux et lui demandait conseil sur le choix des tissus.
Elizabeth Cole tenait un livre à la main et paraissait absorbée par sa lecture. Je songeai qu’elle devait être plutôt gênée et mal à l’aise en ma présence, ce qui n’était pas autrement surprenant après ses confidences de l’après-midi. J’étais d’ailleurs moi-même un peu ennuyé, et j’espérais qu’elle ne regrettait pas trop de m’avoir parlé. J’aurais aimé lui affirmer que je respectais son secret et n’en ferais part à personne. Mais elle ne m’en fournit pas l’occasion.
Au bout d’un moment, je montai à nouveau chez Poirot. J’y trouvai Luttrell, assis au milieu du petit cercle de lumière que projetait l’unique lampadaire allumé dans la chambre. Poirot l’écoutait avec attention, mais j’eus l’impression que le colonel se parlait à lui-même plus qu’il ne s’adressait à son interlocuteur.
— Je me rappelle bien… Oui, c’était à un bal. Elle portait une robe blanche – en tulle, je crois –, qui flottait autour d’elle. C’était une jolie fille, vous savez. Et j’ai été aussitôt conquis. Ce soir-là, je me suis dit en rentrant chez moi : « C’est elle que j’épouserai. » Et je l’ai fait. Elle était charmante, avec ses manières espiègles et sa légère impertinence.
Il étouffa un petit rire.
— Et elle m’a toujours tenu tête.
J’imaginais aisément Daisy Luttrell au début de son mariage, avec son jeune visage effronté et sa langue alerte. Certes, elle devait être charmante, à cette époque ; mais bien faite pour se transformer, avec les années, en une authentique mégère. Ce soir, cependant, c’était à cette jeune femme d’autrefois, à son premier véritable amour que songeait avec émotion le vieux colonel.
À nouveau, j’éprouvai un sentiment de honte à la pensée de ce que nous avions osé envisager quelques heures plus tôt. Et lorsque Luttrell se fut retiré, je débitai toute l’histoire à Poirot. Il m’écouta sans m’interrompre, le visage impassible.
— Vous avez donc pensé, dit-il lorsque j’eus terminé, que le coup de feu avait été tiré à dessein sur Mrs. Luttrell.
— Je l’avoue. Maintenant, j’ai honte, mais sur le moment…
Poirot balaya mes scrupules d’un geste vague de la main.
— Cette pensée vous est-elle venue spontanément, ou bien quelqu’un vous l’a-t-il suggérée ?
— Allerton avait dit quelque chose dans ce sens, marmonnai-je. Pas étonnant de sa part, évidemment.
— Personne d’autre ?
— Boyd Carrington a, lui aussi, envisagé l’hypothèse.
— Ah ! Boyd Carrington.
— C’est un homme qui connaît la vie et qui a de l’expérience.
— Bien sûr, bien sûr. Mais il n’a pas assisté à l’accident, n’est-ce pas ?
— Non. Il était allé faire un tour avant de se changer pour le dîner.
— Je comprends.
— Je ne pense pas, repris-je d’un air gêné, qu’il ait envisagé sérieusement cette hypothèse. C’était seulement…
Poirot m’interrompit.
— Inutile d’avoir des remords en ce qui concerne vos soupçons, Hastings. Étant donné les circonstances, cette idée pouvait venir à n’importe qui. C’était tout à fait naturel.
Il y avait quelque chose dans son attitude – une certaine réserve, peut-être – que je ne comprenais pas très bien, et ses yeux m’observaient avec une expression bizarre.
— Sans doute répondis-je. Mais quand je vois maintenant à quel point Luttrell est dévoué à sa femme…
Poirot fit un geste d’assentiment.
— Exactement. C’est souvent le cas, ne l’oubliez pas. Derrière les malentendus, les querelles, l’apparente hostilité de la vie quotidienne, il peut exister – et il existe fréquemment – une affection très réelle.
Je tombai d’accord avec lui sur ce point. Je me rappelais le regard tendre et affectueux de Mrs. Luttrell, au moment où son mari se penchait au-dessus de son lit. Plus de rancœur, plus d’impatience ou de mauvaise humeur. Et, tandis que je regagnais ma chambre, je songeais que le mariage est vraiment une curieuse chose. Je me sentais aussi un peu troublé par cet étrange regard de Poirot. On eût dit qu’il attendait que je voie… Mais quoi, au fait ?
Et, un peu plus tard, au moment où je me glissais dans mon lit, je compris tout. Si Mrs. Luttrell avait été tuée, l’affaire se serait présentée exactement comme les autres. Le colonel aurait, apparemment, tué sa femme, et on aurait conclu à un accident. Pourtant, personne n’aurait pu dire d’une façon absolue si la mort de Mrs. Luttrell avait été véritablement accidentelle ou si elle avait été voulue. Il n’y aurait pas eu assez de preuves pour que l’on pût conclure à un meurtre, mais il y en aurait eu suffisamment pour le soupçonner.
Mais alors, cela signifiait… quoi ?
Cela signifiait que le véritable responsable n’aurait pas été le colonel, mais… X. Pourtant, c’était absolument impossible. J’avais été témoin, et je savais que c’était bien Luttrell qui avait fait feu à l’aide de sa carabine. On n’avait perçu aucune autre détonation.
À moins… Mais cela aussi, c’était impossible. Non, peut-être pas impossible, mais hautement improbable. On pouvait supposer que quelqu’un d’autre avait attendu le moment propice et que, à la seconde précise où le colonel avait fait feu – sur un lapin –, cette autre personne avait tiré sur Mrs. Luttrell. Dans ces conditions, on n’aurait perçu qu’une seule détonation. Et même s’il y avait eu un léger décalage, on l’aurait attribué à l’écho. Or, en réfléchissant bien, il me semblait maintenant qu’il y avait eu un écho.
Mais non, tout cela était absurde. De nos jours, on possède des moyens infaillibles pour déterminer par quelle arme un projectile donné a été tiré, les marques laissées sur la balle devant correspondre exactement aux rayures du canon. Cet examen, toutefois, n’a lieu que lorsque la police désire savoir quelle est l’arme qui a tiré. Or, dans cette affaire, il n’y aurait pas eu d’enquête de police, puisque le colonel aurait été persuadé – comme tout le monde d’ailleurs – que c’était lui qui avait tiré le coup fatal. Ce fait aurait été admis, accepté sans discussion, et il n’aurait pas été question de faire examiner l’arme par un expert en balistique. Le seul doute aurait porté sur le fait de savoir si le coup avait été tiré accidentellement ou bien dans une intention criminelle, question qui n’aurait évidemment pas trouvé de réponse valable.
En conséquence, l’affaire aurait été identique aux autres – à celle de Riggs, qui ne se rappelait pas avoir commis le crime mais croyait l’avoir commis ; à celle de Maggie Litchfield, qui était allée se livrer pour un meurtre qu’elle n’avait peut-être pas commis.
Oui, cette affaire ne se différenciait pas des autres, et je comprenais mieux, à présent, l’attitude de Poirot.